Épigraphie arabe : un siècle de prospections
De la pierre à la toile, un recensement issu du Thesaurus d’Épigraphie Islamique
À partir d’une base de données issue du Thesaurus d’Épigraphie Islamique, ce projet vise à l’élaboration d’une cartographie des sites épigraphiques arabes explorés jusqu’à présent, du Maroc à la péninsule arabique. Cet atlas permettra de mettre en perspective l’avancée des prospections allant de pair avec un intérêt croissant pour l’épigraphie dans le monde arabe, en lien notamment avec l’histoire coloniale et les conflits qui ont pu marquer chaque pays dans cet espace extrêmement vaste.
Une carte interactive générale reviendra sur 120 ans de prospections dans le monde arabe, tandis qu’une carte diachronique de la Jordanie illustrera la densification de ces prospections et le mouvement des villes vers des zones plus reculées (campagnes de terrain dans les steppes et les déserts), dans ce pays où l’accès à la recherche internationale est resté pratiquement ininterrompu depuis les années 1980.
Autrice
Fanny Rauwel
fanny.rauwel@etu.univ-amu.fr, Doctorante laboratoire Iremam
Préambule : délimitation de l’objet d’étude
Ce travail de cartographie s’inscrit dans la continuité de l’Index géographique du Répertoire Chronologique d’Épigraphie Arabe (RCEA), qui précéda le Thesaurus d’Épigraphie Islamique (TEI), publié en 1975. Cet index fournissait les indications nécessaires à la localisation des sites où les inscriptions des 16 premiers tomes du RCEA (1931-1964) avaient été relevées. Une visualisation de ces sites sur un système d’information géographique permet de mettre à jour cet outil d’indexation, de même que le Thesaurus a permis au RCEA de passer à l’ère numérique, avec notamment sa mise en ligne depuis octobre 2011.
Les données à l’origine des cartes sont donc issues du Thesaurus, qui recense dans l’ensemble du monde musulman des inscriptions datées ou datables jusqu’à l’an 1000 de l’hégire / 1591-92 de l’ère commune, et ayant fait l’objet de publications . [1] L’aire géographique considérée sur ces cartes est restreinte au monde arabe (20 territoires allant du Maroc à l’Arabie Saoudite [2] ), ce qui représente plus de 21 000 inscriptions réparties sur près de 780 sites. Mais les critères de datation excluent quantité d’inscriptions publiées sans indice sur cette dernière, comme les textes d’époque ottomane. Par ailleurs, nombre de travaux n’ont pas été publiés. Enfin, les dates utilisées pour établir les cartes diachroniques de découvertes d’inscriptions, sont généralement celles de la première publication donnée par le Thesaurus pour le site considéré. Lorsque nous avons pu consulter cette publication et y trouver la période de prospection correspondante, cette dernière a été retenue dans la chronologie présentée ci-après. Mais, pour de nombreux sites, la date de publication retenue représente plutôt un terminus ante quem, date avant laquelle les inscriptions ont été relevées. Ainsi, si l’exploitation des données issues du Thesaurus pourra s’avérer utile à des fins de comparaison entre sites (chronologie des publications, importance relative en termes de nombre d’inscriptions recensées dans le TEI), ces données ne peuvent suffire pour dresser le bilan des prospections épigraphiques dans leur totalité.
La constitution du patrimoine épigraphique arabe : une histoire coloniale
Dans leur définition des inscriptions islamiques du Dictionnaire historique de l’Islam, Janine et Dominique Sourdel écrivaient [3] : « Ces textes furent réunis et publiés sous l’impulsion de spécialistes occidentaux qui s’inspirèrent des règles établies dans le domaine des épigraphies grecque ou latine et qui fournirent les premiers instruments de travail. » Cet intérêt pour les inscriptions, d’abord grecques et latines, et secondairement arabes, s’inscrit pleinement dans l’histoire coloniale de l’Afrique du nord et du Moyen-Orient, et la vie de l’orientaliste suisse Max van Berchem (1863-1921), considéré comme fondateur de l’épigraphie arabe, s’est entièrement déroulée dans cette époque qui débute avec la conquête de l’Algérie par la France en 1830, et entame son déclin concomitamment à sa mort, avec les premières entités nationales officiellement en voie d’indépendance au Machrek (mandat français en Syrie et au Liban en 1920, émirat de Transjordanie et royaume d’Irak en 1921, royaume d’Égypte et mandat britannique sur la Palestine en 1922) [4]
Janine Sourdel-Thomine note l’apparition des « premiers travaux scientifiques ayant pour objet des inscriptions arabes au début du XIXe siècle, avec l’expédition d’Égypte de Bonaparte [5] ».
On pourrait remonter le fil de l’histoire au-delà de ce simple intérêt orientaliste, en évoquant les grands historiens et géographes arabes : Yāqūt al-Ḥamawī (m. 1229), Ibn Ḫaldūn (m. 1406), ou encore Al-Maqrīzī (m. 1442), qui déjà mentionnaient à l’appui de leurs descriptions de Médine, Wargla ou Le Caire, des inscriptions comme autant d’indices renseignant sur l’histoire de ces cités de l’Islam.
À la suite de ce que l’on pourrait ainsi appeler une « protohistoire » de l’épigraphie arabe, Max Van Berchem a institué comme science une pratique de relevé qui lui préexistait donc, à l’époque où les explorateurs, orientaux comme occidentaux, intégraient des inscriptions à leur propos historique et à leurs relations de voyage. Il en a énoncé les règles précises, dans un souci d’unification et d’uniformisation de travaux jusqu’alors épars et de qualité variable quant à la présentation des inscriptions.
La publication par Van Berchem, entre 1894 et 1927, des premières parties des Matériaux pour un Corpus Inscriptionum Arabicarum [6], portant sur des régions de ce qu’il définit comme la « zone centrale » de l’aire épigraphique (Égypte, Palestine, Syrie, Asie Mineure), représente ainsi le fondement de cette discipline, et le point de départ chronologique des cartes présentées ici. Au cours du siècle de recherches écoulé depuis lors, quel chemin ont parcouru les contributeurs de l’épigraphie arabe ?
1923-2023 : un siècle de prospections
Le premier atlas interactif recense les sites du monde arabe dont la publication initiale, d’après le Thesaurus d’Épigraphie Islamique (TEI), est antérieure à 1923, soit au lendemain de la mort de Van Berchem et à l’aube des premières indépendances.
Carte 1 : Prospections dans le monde arabe jusqu’en 1923 (ouvrir dans une nouvelle fenêtre)
Les sites ainsi recensés en 1923 sont au nombre de 231 sur l’ensemble du monde arabe, soit environ 30 % des sites connus en 2023, au moment de l’extraction des données du Thesaurus afin de procéder à cette cartographie. On relève sur cet atlas le fort déséquilibre entre sites du Maghreb (15 % de l’ensemble), et sites du Machrek (85 %), confirmant la notion de « zone centrale » évoquée par Van Berchem et qu’il considérait comme le « noyau de l’histoire musulmane [7] ».
Carte 2 : Prospections dans le monde arabe jusqu’en 2023
L’écart entre les sites au Maghreb et au Machrek s’est accentué pour atteindre en 2023 un ratio de 11 % et 89 % respectivement, sur un total de 779 sites.
Focus sur le Maghreb : l’époque coloniale au cœur des premières recherches
Pour les 19 sites de Libye, à l’exception de Tripoli, les publications relevées par le TEI débutent relativement tard, à partir de 1951, année de l’indépendance. Elles concernent notamment les travaux d’Ettore Rossi pendant la période coloniale italienne. [8]Il en est de même en Mauritanie, où sur trois publications recensées, seule la plus ancienne, de 1959, consiste en une étude épigraphique à proprement parler [9]. En Algérie en revanche, la plupart des sites (14 sur 18) avaient déjà été prospectés en 1923, et seules les inscriptions arabes de Tébessa [10] sont de publication ultérieure à la période coloniale française, certes particulièrement longue dans ce pays (1830-1962). Quant au Maroc, qui comptabilise également 18 sites (8 en 1923), et à la Tunisie, qui pour sa part présente une importante densité épigraphique (24 sites répertoriés sur ce territoire le moins étendu du Maghreb, contre 10 en 1923), ils ont fait l’objet de prospections relativement régulières au cours du siècle passé. Ce dernier pays, particulièrement étudié dans notre domaine, illustre également le fort intérêt porté aux inscriptions dans la période coloniale (1881-1956), avec 13 sites, soit 54 % du total, ayant fait l’objet de premières publications sur cette période, dont neuf pour la seule décennie 1881-1890. Cette période correspond aux premières études sur des villes aussi importantes pour le patrimoine national que Tunis et Kairouan. Au Maghreb dans son ensemble, le nombre de sites déjà présents sur l’atlas de 1923 représente 41 % du total de l’atlas en 2023.
Chronologie des activités épigraphiques au Machrek
Au Machrek, ce ratio global est moins important (28 %), et masque aussi de fortes disparités : si la Syrie a fait l’objet d’une attention ancienne (54 % des sites de 2023 figurent déjà sur l’atlas de 1923), ainsi que l’Irak (45 %) ou l’Égypte (37 %), l’Arabie Saoudite a vu une multiplication spectaculaire des publications ces cinquante dernières années, avec près des deux tiers de l’ensemble des sites prospectés entre les années 1970 et 2023. Bahreïn, les Émirats Arabes Unis et Oman à l’exception du site de Ẓafār n’ont, quant à eux, fait l’objet de premières publications d’inscriptions arabes qu’à partir des années 1990.
Ces évolutions sont illustrées sur l’animation ci-après, faisant apparaître les sites du Machrek selon la chronologie de ces publications recensées par le Thesaurus.
L’Égypte au cœur des prospections
Carte 3 : Importance relative des sites en nombre d’inscriptions
Parmi les pays comptabilisant plus de 1000 inscriptions dans le Thesaurus (Arabie Saoudite : 4218, Égypte : 13 935, Syrie : 3811 et Tunisie : 2178), l’Égypte apparaît clairement comme la principale terre de prédilection pour l’épigraphie arabe, avec près de 14 000 inscriptions répertoriées, dont un peu moins de 4000 issues des seules villes de Fusṭāṭ et du Caire. La seule autre ville pour lequel nous avons comptabilisé plus de 1000 inscriptions (1126) est la Mecque. Parmi les autres sites importants, outre Damas (993 inscriptions), Alep (605 inscriptions), Kairouan (897 inscriptions) et Tunis (837 inscriptions), les deux derniers se trouvent également en Égypte.
Des remarques s’imposent sur ceux-ci : Aswān [11], avec 974 inscriptions, et ce que le Thesaurus rassemble sous le toponyme « Haute Égypte » (908 inscriptions), qui couvre « la partie utile de la vallée du Nil (de 5 à 10 km de large sur quelque 900 km. de long) comprise entre le Caire et Aswān . » La quasi-totalité des inscriptions regroupées sous ce toponyme sont issues du Catalogue général du Musée arabe du Caire : Stèles funéraires, dont les dix tomes ont été publiés entre 1932 et 1942 par Hassan Hawary, Hussein Rached et Gaston Wiet. Ces stèles « gisaient pêle-mêle, le plus souvent sans numéro d’inventaire, au dépôt du Musée [12] », ce qui explique l’incertitude qui entoure leur provenance, et furent ainsi « dûment inventoriées et classées [13] ».
[2] Il s’agit du Maroc, de la Mauritanie, de l’Algérie, de la Tunisie, de la Libye, de l’Égypte, du Soudan, de la Somalie, de la Palestine (Gaza et Cisjordanie), d’Israël, de la Jordanie, du Liban, de la Syrie, de l’Irak, de l’Arabie Saoudite, du Yémen, d’Oman, des Émirats Arabes Unis et de Bahreïn, dans leurs frontières actuelles. Lors de l’extraction de cette base de données, aucune inscription n’était recensée par le TEI à Djibouti, ni au Koweït, ni au Qatar.
[3] SOURDEL J. et D., Dictionnaire historique de l’islam. Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 396
[4] Cf. préface d’A. Schnapp à GUTRON C., L’archéologie en Tunisie (XIXe-XXe siècles). Jeux généalogiques sur l’Antiquité. Paris, Tunis, IRMC-Karthala, 2010 : « Bien entendu, il serait tout à fait intéressant d’explorer des formes prémodernes de patrimonialisation. Force est, cependant, de reconnaître que l’intérêt pour les sites, les monuments et les objets du passé (au sens large) est d’introduction coloniale quels que furent, par ailleurs, les objectifs alors poursuivis. Les bases juridiques et institutionnelles en ont été jetées à cette époque. Que cet arsenal ait été orienté pour servir des objectifs de domination, cela va sans dire, mais il a permis, de facto, l’identification, la protection et la transmission d’un certain nombre de sites et d’objets qui figurent aujourd’hui au patrimoine des pays concernés. »
[5] SOURDEL-THOMINE J., « Quelques étapes et perspectives de l’épigraphie arabe », Studia Islamica, 1962, vol. 17, p. 7 »
[6] Notamment VAN BERCHEM M., Matériaux pour un Corpus Inscriptionum Arabicarum, Première partie. Égypte. Fascicule premier. Le Caire. Paris, Ernest Leroux, 1894, p. I-XX
[7] Ibid, p. X
[8] Cf. BEN SASSI A. C., « Les mausolées et les inscriptions funéraires de la Régence de Tripoli d’Occident (1551-1911) », Bulletin d’études orientales, Vol. LXVII, 2020, p. 185-209, et ROSSI E., Le Iscrizioni arabe e turche del Museo di Tripoli (Libia). Tripoli, Département des Antiquités, 1953
[9] VIRE M.-M., « Stèles funéraires musulmanes soudano-sahariennes », Bulletin de l’Institut Français d’Afrique Noire, Vol. XXI, série B, N° 3-4, 1959. Cette publication précède également l’indépendance du pays en 1960.
[10] MAADAD M., « Inscriptions arabes de Tébessa », Bulletin d’Archéologie Algérienne, Vol. II, 1966-1967
[12] Cf. Avant-propos de G. Wiet à HAWARY H. et H. RACHED, Catalogue général du Musée arabe du Caire : Stèles funéraires, tome I. Le Caire, Institut Français d’Archéologie Orientale, 1932.
[13] Ibid. Un projet en cours porté par l’IFAO, en collaboration avec l’Université de ‘Ayn Šams et le Département des antiquités islamiques et coptes égyptien, porte sur près de 4500 stèles déplacées des caves de la citadelle du Caire vers un mausolée de la cité des morts, dont ces stèles inventoriées dans le Catalogue général du Musée arabe du Caire, à nouveau retrouvées pêle-mêle dans des conditions de conservation dégradées.
Cf. https://www.google.com/search?client=firefox-b-d&q=anna+lagaron+ifao#fpstate=ive&vld=cid:a48f3e98,vid:JZphYzKtvk0,st:0, à partir de 12:24